La douleur d'être trompé
Octave entretient une relation amoureuse avec une jeune veuve, il est amoureux et se croit aimé. Lors d'un dîner, il se rend compte que sa maîtresse le trompe avec l'un de ses amis les plus intimes : il s’aperçoit en voulant ramasser sa serviette de table tombée à terre que sa maîtresse a posé son pied sur celui de son ami d'enfance. Offensé, il le défie en duel et en sort blessé. Attention, cette scène peut heurter la sensibilité du lecteur en raison de son caractère violent.
Cependant la première chose que je fis, dès que je pus me lever et sortir de la chambre, fut de courir chez ma maîtresse. Je la trouvai seule, assise sur une chaise dans un coin de sa chambre, le visage abattu et dans le plus grand désordre. Je l’accablai des plus violents reproches ; j’étais ivre de désespoir. Je criais à faire retentir toute la maison, et en même temps les larmes me coupaient parfois la parole si violemment, que je tombais sur le lit pour leur donner un libre cours. Ah ! infidèle, ah ! malheureuse, lui disais-je en pleurant, tu sais que j’en mourrai ; cela te fait-il plaisir ? que t’ai-je fait ?
Elle se jeta à mon cou, me dit qu’elle avait été séduite, entraînée ; que mon rival l’avait enivrée dans ce fatal souper, mais qu’elle n’avait jamais été à lui ; qu’elle s’était abandonnée à un moment d’oubli, qu’elle avait commis une faute, mais non pas un crime ; enfin, qu’elle voyait bien tout le mal qu’elle m’avait fait, mais que si je ne la reprenais, elle en mourrait aussi. Tout ce que le repentir sincère a de larmes, tout ce que la douleur a d’éloquence, elle l’épuisa pour me consoler ; pâle et égarée, sa robe entr’ouverte, ses cheveux épars sur ses épaules, à genoux au milieu de la chambre, jamais je ne l’avais vue si belle, et je frémissais d’horreur pendant que tous mes sens se soulevaient à ce spectacle.
Je sortis brisé, n’y voyant plus et pouvant à peine me soutenir. Je ne voulais jamais la revoir ; mais au bout d’un quart d’heure j’y retournai. Je ne sais quelle force désespérée m’y poussait ; j’avais comme une sourde envie de la posséder encore une fois, de boire sur son corps magnifique toutes ces larmes amères et de nous tuer après tous les deux. Enfin, je l’abhorrais et je l’idolâtrais ; je sentais que son amour était ma perte, mais que vivre sans elle était impossible. Je montai chez elle comme un éclair ; je ne parlai à aucun domestique, j’entrai tout droit, connaissant la maison, et je poussai la porte de sa chambre.
Je la trouvai assise devant sa toilette, immobile et couverte de pierreries. Sa femme de chambre la coiffait ; elle tenait à la main un morceau de crêpe1 rouge qu’elle passait légèrement sur ses joues. Je crus faire un rêve ; il me paraissait impossible que ce fût là cette femme que je venais de voir, il y avait un quart d’heure, noyée de douleur et étendue sur le carreau. Je restai comme une statue. Elle, entendant sa porte s’ouvrir, tourna la tête en souriant. – Est-ce vous ? dit-elle. Elle allait au bal et attendait mon rival qui devait l’y conduire. Elle me reconnut, serra ses lèvres et fronça le sourcil.
Je fis un pas pour sortir ; je regardais sa nuque, lisse et parfumée, où ses cheveux étaient noués et sur laquelle étincelait un peigne de diamant. Cette nuque, siège de la force vitale, était plus noire que l’enfer ; deux tresses luisantes y étaient tordues, et de légers épis d’argent se balançaient au-dessus. Ses épaules et son cou, plus blancs que le lait, en faisaient ressortir le duvet rude et abondant. Il y avait dans cette crinière retroussée je ne sais quoi d’impudemment beau qui semblait me railler du désordre où je l’avais vue un instant auparavant. J’avançai tout d’un coup et frappai cette nuque d’un revers de mon poing fermé. Ma maîtresse ne poussa pas un cri ; elle tomba sur ses mains. Après quoi je sortis précipitamment.
Alfred de Musset, La Confession d'un enfant du siècle, 1836
1. Crêpe : tissu présentant un aspect ondulé.
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